Cécile Delucchi Domergue : son parcours et regard sur la place des femmes dans le vin
Nous sommes partis à la découverte de Cécile Delucchi Domergue, vigneronne passionnée à la tête du Clos Centeilles, qui nous dévoile son parcours, ses défis, et son regard sur la place des femmes dans le monde du vin. Un témoignage inspirant entre transmission et résilience.
Bonjour Cécile, qui êtes-vous ?
Je suis Cécile Delucchi Domergue, deuxième génération du Clos Centeilles. J’ai repris la propriété familiale en 2016, qui a été achetée par ma mère en 1990. Aujourd’hui, je suis à la tête du domaine. Je suis mariée, maman, et j’habite sur place. C’est un métier passionnant, mais pas toujours simple au quotidien.
Comment vous est venue l'envie de travailler dans le secteur du vin ?
Pour être honnête, la vigne et le vin ne m’ont pas toujours attirée. Mais avec le temps, c’est devenu une passion. Quand j’avais 13 ans, ma mère m’a demandé s’il y avait une chance que je reprenne le domaine, surtout après la crise économique qui rendait les choses difficiles. Cette question m’a beaucoup perturbée. Je me suis imaginée cet endroit vendu à d’autres, et ça m’a profondément bouleversée. J’ai passé des heures à marcher avec mon chien, à réfléchir, à crier. Quand je suis revenue, j’étais décidée : peu importe ce que je ferais plus tard, je vivrais ici.
C’est cet écrin de nature incroyable que ma mère a acquis qui m’a donné envie de reprendre. Nous avons 20 hectares, dont 12 de vignes et 8 de nature. Très tôt, j’ai été pensionnaire, et je ne rentrais que pour les vacances et les week-ends. C’est à ce moment-là que j’ai compris la chance que j’avais, et que j’ai ressenti l’importance de préserver ce lieu.
Mon rêve initial était de devenir institutrice. Je n’avais rien compris au métier de vigneronne à l’époque ; je pensais que je pourrais faire les deux. J’ai obtenu une licence en biologie avant de réaliser que ce n’était pas possible. À 20 ans, je me suis donc orientée vers un BTS viticulture-œnologie, et c’est là que la passion pour ce métier a vraiment pris racine. J’ai vu mes parents lutter dans ce métier difficile, mais aussi créer des vins avec une forte histoire derrière eux. Ce n’est pas un travail facile, mais voir les gens apprécier le travail de mes parents, comme les chefs de grands restaurants, m’a donné la motivation nécessaire.
Est-ce que lors de votre formation, vous étiez en minorité ou y avait-il d'autres femmes également ?
En BTS, environ un tiers des étudiants étaient des filles, donc ce n’était pas si rare. La plupart sont restées dans le monde du vin et certaines ont monté leur propre domaine. Pendant mes stages, j’ai vécu deux styles d’expériences : dans un domaine géré par deux frères qui n’avaient jamais eu de femme en vinification, mais qui n’ont eu aucun problème à me faire confiance et à me transmettre leur passion avec générosité. En revanche, lors d’un stage de taille à Saint-Émilion, j’ai été confrontée à des blagues lourdingues et sexistes.
Au niveau local parmi les vignerons, il y a beaucoup de respect, je n’ai jamais eu de remarques déplacées. Même lorsque je me suis éloignée, où le nom de ma famille n’était pourtant pas connu, j’ai eu des expériences formidables. En Bourgogne, dans un grand domaine, alors que je n’avais jamais conduit de tracteurs, les hommes du domaine m’ont appris sans avoir le moindre a priori sur le fait que je sois une femme.
Cependant, lorsque j’ai repris le domaine à 23 ans, lors des salons, beaucoup essayaient de me déstabiliser. Souvent, on me prenait pour la commerciale ou la stagiaire, et lorsque je montais avec un stagiaire de mon âge (ou plus jeune), les interlocuteurs s’adressaient à lui plutôt qu’à moi. J’ai appris à ne pas monter au créneau, préférant que les gens finissent par se rendre compte de leur erreur par eux-mêmes. J’utilise souvent l’humour pour répondre à ceux qui me prennent de haut.
Comment votre mère vous a préparé à cette situation ?
Quand j’accompagnais ma mère sur les salons, elle me mettait souvent en garde en me disant que ce métier pouvait faire fantasmer les hommes. J’ai même un petit dossier dans mes mails où je garde quelques déclarations d’amour ! Honnêtement, dans mon expérience, les remarques sont plus admiratives que dénigrantes, du style “qu’est-ce qu’elle est courageuse” ou “ah elle conduit un tracteur”. Pour ma mère, ça a été plus difficile. Dans la région, à l’époque, les femmes n’étaient pas sur le devant de la scène. Quand elle a commencé à tailler et à faire ses vins, les voisins la regardaient avec curiosité, comme s’ils voyaient un drôle de spécimen.
Ma mère s’est aussi engagée en politique viticole en présidant l’appellation Minervois la Livinère de 2002 à 2014, et en 1995, elle avait commencé à planter des cépages autochtones. Dans toutes ces démarches audacieuses, elle n’a pas été vraiment soutenue par ses pairs, et je pense que si elle avait été un homme, elle aurait peut-être été davantage crédibilisée.
Comment voyez-vous la place des femmes dans le secteur du vin ? Les choses évoluent-elles dans le bon sens ?
Je pense que les choses évoluent dans le bon sens, tant qu’on ne tombe pas dans l’extrême inverse en reprochant aux hommes de faire du vin. Les gens commencent à se rendre compte et à s’informer davantage. Beaucoup de remarques sont maladroites, car les gens ne savent pas, mais ils n’ont pas l’intention d’être dénigrants. Dans le monde des amoureux du vin, je croise bien plus souvent des gens bien, des gens bienveillants.
Je crois qu’il est important que les femmes dans le vin ne soient pas en quête constante de validation. À mes yeux, elles devraient essayer de se faire confiance et trouver un équilibre. Alors évidemment, j’ai vu des amies souffrir et parfois se dégouter du milieu. C’est dommage. Il est important que le public soit curieux et respecte le travail des femmes dans ce secteur.
Que pensez-vous des regroupements de femmes dans le secteur du vin ?
Ces regroupements peuvent être bénéfiques, mais personnellement, je n’ai jamais eu l’envie d’en faire partie. En intégrant un de ces collectifs, j’aurai le sentiment de valider l’existence d’une différence que je préférerai voir comme une normalité. Je n’ai jamais voulu entrer dans une démarche féministe qui accentuerait encore plus cette différence.
Cependant, je comprends que certaines femmes ressentent le besoin d’exprimer une unité féminine, une fierté. Ça peut en plus aider à dépasser un certain “ras-le-bol”. Pour ma part, j’ai développé une capacité à laisser passer certaines choses, mais je sais que d’autres femmes peuvent mal le vivre.
Et par rapport au client, est-ce un argument de vente ou au contraire avez-vous déjà senti de la méfiance, car vous étiez une femme ?
Nous n’avons jamais vécu de rejet parce que c’était du vin fait par des femmes. Les gens, de toutes les générations, viennent au caveau de dégustation, et ils sont souvent surpris quand ils apprennent que ce sont des femmes qui font ces vins. Ils montrent une admiration sincère pour la qualité du travail.
Au contraire, j’ai eu des clientes qui me disaient qu’elle n’achetait que “des vins faits par des femmes”. Je trouve ça dommage de renverser la balance dans l’autre sens. J’ai des copains vignerons hommes qui font de super vins (rires).
Un autre client qui me disait qu’il aime 90% des vins de vigneronnes qu’il a goûtés. Il y a peut-être une sensibilité différente dans notre approche, comme un côté sensoriel plus développé.
Au final, il me semble important que le public et les clients se renseignent et respectent le travail des vigneronnes (et même de tous les paysans en fait !). Les femmes dans ce secteur doivent continuer à se faire confiance et à ne pas avoir honte de leur parcours, le vin, c'est une histoire et il y a de la place pour plein de profils, masculins ou féminins. Il faut trouver un équilibre et faire en sorte que le travail des femmes soit reconnu pour sa valeur, sans qu’elles aient à chercher une validation constante.